Courir. Encore, toujours. Parce que leur vie, sa vie en dépendait.
Petit, Alcide suivait le mouvement. Après tout, Papa et Maman étaient humains, et Wonderland était loin de ce qu'elle est actuellement. Il fallait courir. Parce que certains étaient moins sympathiques que d'autres, et n'avaient rien trouvé de plus sain que de pratiquer la chasse à l'humain. A croire que l'ennui frappe toute race à un moment donné, et que le seul moyen de briser la routine c'est de tuer qui bon vous semble. Encore mal dégrossi, ne comprenant pas grand chose aux réalités comme aux positions politiques de ses géniteurs, le petit garçon s'usait les semelles à crapahuter de planque en planque sans jamais s'arrêter. C'était... Rude. Pas de racines, aucune attache, rien que la main de sa mère à laquelle il s'agrippait férocement dans l'espoir qu'ils s'arrêtent enfin.
Plus le temps passait, plus le garçonnet ouvrait les yeux. Non pas que les kilomètres engloutis lui aient posé problème... Ce qui le poussait à réfléchir était plutôt les raisons de toute cette course. Pourquoi n'étaient-ils jamais en paix ? Qu'avaient-ils pu faire pour être persécutés comme ça ?

Il n'avait fallu qu'une douzaine d'années à l'enfant pour saisir que les Wonderlandiens, malgré leur nom onirique, n'étaient qu'une belle bande d'enfoirés. Que certains, sous prétexte qu'ils étaient tout sauf humain, s'amusaient à les traquer comme des animaux et à les exterminer jusqu'au dernier. Papa et Maman répétaient sans cesse que les temps changeraient. Que la révolution était en cours et que les Humains regagneraient leurs lettres de noblesse. Sauf que quelque chose pourrissait. Ca lui donnait envie de vomir. Pourquoi courir encore et encore alors qu'on peut faire comme les autres, se dresser, et se battre ? Sa position s'affermissait avec le temps passant. Il ne fallait pas juste renverser un système. Il fallait rendre à leurs persécuteurs ce qu'ils leur avaient fait pendant toutes ces années.
Adolescent, mais convaincu. Alcide n'en pouvait plus de subir cette situation, et quand ses parents lui annoncèrent avec espoir que le gouvernement avait été renversé et que la stabilité qu'ils méritaient arrivait enfin, le jeune homme ne prit pas la nouvelle avec une franche réjouissance. Ce n'était pas suffisant, non. Il allait révolutionner les choses à sa manière. Etablir un rapport de force sur les autres races de Wonderland. Et enfin leur faire payer.

Les années passèrent, toujours supplantées par cette même conviction. Plus son corps évoluait, se métamorphosait, et plus son esprit s'affutait. Comme une idée fixe, l'envie de vengeance était devenue un élément même de sa personne. Alcide savait. C'était ça qui le faisait avancer, ça qu'il finirait par avoir. D'autant que la nature avait été généreuse en ce qui le concernait. Mais être beau n'était pas tout, même si ça ouvrait des portes. Être beau, intelligent ET puissant, c'était l'assurance même que tout se passerait comme il l'entendait.
Sauf que pour ça, il ne lui restait pas énormément d'options. Il allait devoir passer aux mains de l'ennemi, pire, devenir l'un d'entre eux.

La Renaissance ne se fit pas sans heurts, ni sans prendre de temps. L'entreprise, de longue haleine, s'était étirée sur plusieurs précieuses années. Le temps était un autre de ses ennemis, Alcide le savait. S'il ne trouvait pas le bon vampire au bon moment, sa beauté serait flétrie, et il perdrait en pouvoir... Dans une société régie par le souci de jeunesse, rien de telle qu'une gueule d'ange pour faire chavirer les esprits.
A l'aube de ses 25 ans, pourtant, il trouva la perle rare alors qu'il se trouvait en Oneirios. Un vampire assez crédule pour croire que l'humain ne serait qu'à lui pour l'Eternité. Le pigeon de sa vie. Il n'avait suffit que de rouler un peu de la croupe, de lui sourire et de se montrer aussi docile qu'intéressé par sa personne pour le rouler dans la farine. Trop facile. Un coup de dents et c'était plié. Son corps se figerait dans sa jeunesse, gagnerait en vigueur, et ses grands projets pourraient enfin aboutir, pour des siècles et des siècles. Amen.

Sauf que... Parce qu'il y a toujours un "sauf que", il n'avait pas prévu que les obligations dues à son nouveau statut soit aussi archaïques et atrocement réglementées. A croire qu'une créature aussi puissante qu'un vampire est incapable de vivre selon ses propres règles, et pour mieux justifier son statut, se soit imposé des rituels aussi inutiles que barbares. Soit. Si accomplir tous ses devoirs lui permettait d'arriver à ses fins, il s'y plierait. Son Créateur lui montra les ficelles du "métier", raffermissant son éducation, lui apprenant à lire, écrire, comme à se battre. D'autres arts tels que la stratégie ou encore la gestion lui furent inculqués et, gonflé de toutes ces nouvelles connaissances, il finit par abandonner le pauvre hère qui avait cru à ses œillades enamourées. Pauvre con. Il grimpa les échelons avec autant de suffisance que d'habileté et se retrouva rapidement sous les phares, fier de compter parmi l'entourage du Chapelier. Bon, certes, il s'en vantait peut-être un peu trop. Et il montrait peut-être aussi un peu trop d'assurance, voire d'arrogance, voire avait des idées vraiment trop choquantes... Mais était-ce une raison pour le prendre en grippe ? Pas vraiment, vous en conviendrez aisément.

L'inconvénient quand on se fait un ennemi d'un homme plus puissant que soi, c'est que ce dernier a le bras sacrément plus long que vous. Quatre assassins en trois jours, c'est pas jouable, bien qu'Alcide s'en fut royalement sorti. La question à 1000 dollars : le Chapelier en aurait-il fait autant ? Toujours est-il que ça n'eut pas l'air de lui plaire et que, six autres assassins plus tard, il finit par bannir définitivement Howard d'Oneirios. Nouvelles fuites, nouvelles errances. Une vie à courir, c'était épuisant, à la longue, surtout quand on a l'Eternité devant soi...

Les bannis comme autres sans clans avaient pour habitude d'échouer dans un asile abandonné. Suivant le mouvement, il avait rapidement établi ses quartiers au milieu des bas fonds, s'immergeant d'un flot continu de déceptions, de nouveaux visages et de profondes machinations. Sauf que réfléchir éternellement n'allait pas lui rendre son statut. Un acte choc, phare, et hors du commun lui donnerait déjà assez d'aval sur les Effacés...
De cette idée naquit le Dentelle et Cuir, toute première oasis de plaisirs terrestres -un bordel, quoi- de tout Wonderland. Le bâtiment eut rapidement un succès tout aussi surprenant qu'escompté, défrayant suffisamment la chronique pour être au sein de toutes les conversations. Les employées, c'était pas ça qui allait lui manquer. Ni même la clientèle. Une société entière vouée à baigner dans l'ombre a bien le droit à quelques réjouissances, non ?

Au moins, ça le rendait célèbre. C'était un des piliers dont il avait besoin. Le pouvoir et l'argent arrivèrent ensuite. Loin de ne se contenter que d'un statut et d'une petite fortune, le vampire continua dans sa lancée. Le regard toujours braqué sur Oneirios, avec l'intime conviction qu'il y retournerait un jour, Alcide apprit que le titre de Chapelier avait changé de propriétaire. Intéressant. Autant approcher à pas de loup et revenir à la charge, espérant que le nouveau tenant du titre soit moins gland que le précédent.
De services en services, Alcide s'est très vite montré plus qu'utile aux yeux du chef. Et peut-être qu'avec un peu de chances, ce dernier finirait par enlever son bannissement, et le reprendrait à Oneirios.

Qui vivra, verra...