T'es né en captivité, gamin... On dit souvent qu'on ne regrette pas ce qu'on n'a jamais eu, et pourtant, t'en rêvais, toi, de la liberté. Maman, tu la connais pas. Papa encore moins. On vous a séparés dès que tu n'as plus eu besoin du lait maternel, et du coup, ta véritable identité, tu ne la connais pas. On t'appelle Taz, c'est qu'un surnom, c'est parce que, depuis toujours, t'es une pile électrique, donc on t'as appelé comme le diable de Tasmanie. Et puis, Hjørdis, c'était comme ça que tout le monde t'appelait, comme si c'était une évidence. Dans le cour unseelie, de nombreux loup-garous servaient d'esclaves, toi, t'était l'un d'eux, et comme il n'était pas rare qu'une mère mette au monde un gamin, les autres se plaisaient à lui trouver un nom. Chichkine, c'est arrivé plus tard, c'est une autre histoire. Toi, petit, t'es né dans ce royaume sanguinaire, violent, où on t'apprit vite qu'il fallait longer les murs pour survivre. Au début, ça allait. Mais dès lors que t'es entré dans l'adolescence... Ton tempérament changea. Tu avais la force, la puissance, la vitesse et l'instinct de survie qui se développait à cent milles à l'heure. Tu ne comprenais pas pourquoi tes compatriotes baissaient la tête et rangeaient leur crocs. Pour toi, il fallait s'insurger et renverser le roi, il fallait créer une émeute et fuir, il fallait lutter pour un royaume loup-garou. Un peu utopiste, le gosse.

Bien sûr, tes idées révolutionnaires, ton caractère de plus en plus impétueux, et ta personnalité qui s'enrichissait ont attiré l'attention du roi, ou, du moins, de ses serviteurs, qui te punirent pour ta soif de vengeance et liberté. Enfermé pendant plusieurs mois dans une minuscule salle sans lumière, avec à peine assez d'eau pour survivre. Ils t'ont brisé. À peine tes idées prenaient forme que, déjà, ils les étouffaient. Lorsqu'ils t'ont replongés dans ta servitude, tu n'as pas bronché. Les autres esclaves ne te regardaient pas. Ils ne voulaient pas. Ils avaient honte. Eux aussi l'avaient vécus, évidemment. On n'enferme pas de son plein gré une bête sauvage, pas vrai? Et tu compris alors que tous ces autres loup-garous, autour de toi, ils n'étaient que des animaux humanisés, des créatures sans volonté, des êtres soumis. Tu ne leur ressemblerait pas. Jamais. Ils te dégoutaient, tous autant qu'ils étaient, et toi, un jour, tu aurais ta liberté.

Durant des années, environ jusqu'à la moitié de ta vie, tu as servi, honteux, les intérêts des unseelies, entassant ta haine, ta peine et ta rancœur, réprimant ton amertume, encaissant les coups durs, en baissant les yeux et en cachant tes crocs... On t'a écrasé, piétiné, humilié, insulté, tabassé, maltraité, brisé, désillusionné... Plus le temps passait, et plus tu ressemblais à tes compatriotes lobotomisés. Tu as découvert la peur. Et toi, pauvre gamin sans passé, tu ne pouvais pas avoir d'avenir. Sans identité, tu n'étais rien. Après tout, si nos ainés eux-mêmes n'ont pas su mettre au monde un fils dans un univers libre, c'est que la liberté n'existe pas, n'est-ce pas. Au fur et à mesure, tu t'en persuadais. Tu ne dormais plus. Tu ne mangeais presque plus. Les vingt premières années de ta vie te paraissaient détestables. Les cauchemars hantaient tes nuits sans rêves. Dès lors que tu faisais un pas de travers, on te punissait de la même façon que lorsque tu étais enfant. Tu devins alors claustrophobe, terrifié par les endroits clos. Tu te résignais. Ton esprit acceptait sa captivité, et bientôt, tu t'y fis, abandonnant tout espoir d'évasion. La vie n'était qu'un mauvais moment à passer.

Un jour, pourtant, la liberté vint à toi. Tu n'étais pas fait pour ce type de vie. Alors qu'un des autres esclaves, un sorcier, te lançait le défi de le battre, on attaqua le royaume faug. Tu n'as jamais su qui, ni quand exactement, mais les gardes furent envoyés au front, et les esclaves également... Exceptés le sorcier et toi, qui vous battiez à l'écart. Dès lors que vous vous aperçûmes de l'incroyable opportunité, votre bagarre cessa, et vous fuirent ensemble. Le sorcier, du nom Syssoï Chichkine, devint rapidement ton partenaire, ton ami. Durant plus de deux mois, vous connurent, tous les deux, la liberté. Vous n'aviez pas de plan, vous n'aviez rien. Syssoï était né dans une famille libre, exilée, qui s'abritait loin de tout conflit. Mais les unseelies avaient un jour débarqué et capturé toute sa famille, les séparant à jamais. Il ne les avait pas revu. Tu voulais vivre la liberté, toi aussi, hein, le mioche? Et ces quelques semaines furent aussi précieuses que toute une vie, pour toi... Jusqu'à ce que les Bloody Ware vous attrapent.

Face à votre réticence à obéir, ils vous séparèrent. Tu ne revis pas Syssoï durant des années, jusqu'à ton évasion, il me semble... Toi, ils te droguèrent, pour que tu cesses d'être agressif. Et ces injections quotidiennes dirent de toi un drogué. Aujourd'hui encore, tu as besoin d'une dose de n'importe quoi pour ne pas attaquer tout le monde, pas vrai? À l'époque, ça t'enlevait simplement toute volonté et ça te rendait à peine suffisamment énergique pour obéir aux ordres de la reine sanguinaire. Et, encore une fois, la chance te sourit. Tu te souviens de cette fois où le type qui te planta une seringue dans le bras était un sorcier? Étrangement à peine t'avait-il touché que tu l'avais haïs... Tu avais prié pour qu'il cesse, qu'il n'injecte pas, qu'il n'appuie pas... Et il avait éclaté de rire. D'un rire puissant, incontrôlable. Il pleurait en hurlant de rire. Tu ne compris pas bien, mais tu en profita. C'était à l'heure ou chacun fait la queue pour sa piqûre. Tu es ressorti du cabinet d'injection, tu es remonté tout au long de la file d'attente, et tu sortis.

Tu muta en loup, et couru comme jamais tu ne l'avais fait, aussi rapide que l'éclair, jusqu'à l'endroit où ils retenaient Syssoï. Tu te cacha, et tu attendis. Après de nombreuses journées d'un étrange jeu de cache-cache, tu parvins à trouver un moment pour le « sauver ». Tu bondis sur le garde qui en avait la charge, lui arracha une partie du visage, puis entraina Syssoï avec toi. Encore une fois, vous alliez vous échapper, hein? Tu sentais l'exaltation dans ta poitrine, l'excitation de l'objectif atteint, tu sentais la douce odeur de la liberté. Elle était là, devant toi, et tu étais avec le seul ami que tu n'avais jamais eu. Soudain, un éclair poignarda le sorcier qui s'étala au sol. Tout se passa trop vite. En arrière-plan, une rangée de créatures accourait vers vous deux, visiblement déterminés à vous ramener ou à vous tuer. Syssoï gémissait à terre, te suppliant de fuir. Il semblait à l'agonie, sur le point de lâcher prise. Après quelques minces secondes de réflexion, tu tourna les talons et t'enfuis. Pauvre lâche. Tu ne te retourna même pas une dernière fois. Mais les larmes envahirent tes yeux. Tu muta encore, et disparu.

C'est ainsi que tu quitta à jamais la cour de l'horrible reine rouge. Mais que tu en paya les conséquences, pas vrai, le junkie? Si tu n'as pas ta dose, tu deviens fou. Parce qu'immédiatement, c'est le visage de Syssoï qui te hante. Tu ne dors que quelques heures, afin de ne pas rêver. Tu ne manges que peu. Tu parvins à rejoindre le No Man's Land, brisé, seul, désillusionné. Tout espoir t'avait lâché. Même chez les unseelie, même chez les bloody ware, tu continuais de rêver de la liberté. Mais maintenant que tu l'avais entre tes mains, elle te paraissait futile, inintéressante, presque blessante. Tu t'étais battu pour elle, et tu te rendais compte que ta vie ne changeait pas: tu étais toujours la même âme errante, à la recherche d'un mince bonheur, ou d'une illusion de plaisir. Que tu ne trouvais nul part. Les premiers mois avec les chasseurs de prime, tu as cru que tu allais crever ici, comme un con, hein, mon gars? Mais ça ne s'est pas passé comme ça. Parce que tu as fini par te relever, toujours endeuillé de Syssoï. Tu as pris son nom, et tu t'es juré d'assouvir tes besoins de vengeance en assassinant tous ceux pour lesquels on te paierait. Tu te fichais de savoir leur race, leur clan, leur camp, tu voulais du sang sur tes mains, tu voulais vivre en tuant.

Au début, tu eus du mal à t'intégrer: solitaire, effrayé à l'idée de t'attacher encore à un éphémère ami, tu n'étais pas accepté. Mais avec le temps, la solitude, les longues routes sans fin, les nuits qui t'enveloppaient, les crises de manque, les trips de drogues, l'espoir renaissant, tout cela t'a rendu fou. D'une folie relativement positive. Tu souris, souvent. Tu amuse, tu joues au bouffon, tu te lies aux gens, avant de briser avec une malsaine excitation votre relation, tu aimes pour mieux descendre, tu mens pour mieux convaincre, et tu ris, et tu ris encore, et le monde tournoies, et tu danses, et tu pleurs, et tu ris, encore une fois, et tu tues, et tu injectes ta propre mort dans ton bras, et tu hurles à la nuit, et tu grognes, et tu mords, et tu blesses pas simple envie, avec un plaisir non-dissimulé, et tu oublies, tout, puisqu'il n'y a rien de mémorable dans ton passé. Tu n'as pas d'identité, et même ça, tu l'oublies. Tu te dis Taz, tu te dis Chichkine, tu en oublierais presque ton prénom. Tu ignores qui tu es, mais tu t'en fous, maintenant, car ça n'a plus d'importance, car tu n'en as pas besoin. Planqué, luttant pour conserver cette insatisfaisante liberté, tu reste le cynique désillusionné, le clown fou, l'amuseur des foules et le tueur chimérique qui apparaît et disparaît à sa guise, ou presque, et qui ne se fait plus chier à s'attacher à quoique ce soit.

Tu es libre, gamin. Mais à quoi bon?